Je suis une personne de nature et d’apparence plutôt solitaire, est-ce pour autant que je n’apprécie pas les gens ou que je ne souhaite pas de compagnie ? La réponse est non. Simplement, je rencontre un problème qui peut être mal interprété vu de l’extérieur. Lorsque je suis entouré par les autre , lorsque je sors de chez moi pour aller travailler ou me promener, les choses ne se passent pas toujours très bien et je fais tout pour que cela soit le moins visible possible à travers mon comportement. J’ai tendance à vivre pleinement (puissance 10) chaque conversation, regard et sensation. Si je dois faire face à une personne, chaque signal est traité de manière très consciente. Ainsi, échanger avec un vendeur à la boutique de vêtement devient une véritable montagne à gravir.
Généralement, une personne interagit des dizaines de fois dans sa journée sans forcément s’en rendre compte, chaque point de contact habituel ou non est géré plutôt automatiquement. Mon collègue est venu me parler, oui et alors ? Je suis passé en caisse au magasin et l’employé m’a demandé si j’avais une carte de fidélité, c’est normal non ? Une personne m’a adressé la parole dans la rue pour demander son chemin…. Bref, toutes ces situations « sociales » paraissent banales et sont normalement appréhendées naturellement.
Ce n’est pas tout à fait mon cas.
En vérité, je me sens plutôt seul. Mais qu’est-ce que je peux y faire ? L’humain actuel a du mal a parler de ses émotions et à expliquer ses ressentis alors imaginez devoir faire état de difficultés qui ne concernent qu’une minorité de personnes et par conséquent qui peuvent être encore moins bien comprises et acceptées par les autres. J’ai toujours peur de me plaindre et de partager mes émotions, comment dire au monde que le quotidien m’est difficile alors que les raisons impliquées sont souvent incompréhensibles pour la majorité ? Comment expliquer que je suis capable d’avoir une belle carrière, que j’assure dans mon boulot à grande responsabilité nécessitant des compétences variées et avancées, mais que je suis souvent incapable de me rendre à un dîner d’amis ou de m’acheter une nouvelle ceinture de pantalon sans que cela se passe mal au moins intérieurement ?
Je porte de temps à autre un pull marqué « Without Limits » (sans limites), c’est un cadeau d’anniversaire. Ce qui est dommage c’est que j’ai du mal à l’arborer malgré sa belle coupe et son confort, le message ne me représente pas. Au-delà du ton un peu prétentieux de ce dernier, il est à l’opposé même de la vérité : j’ai des limites, de vraies limites. Quand on me regarde, j’imagine qu’on voit un jeune homme assez banal, disons normal, qui présente « pas trop mal », qui travaille plutôt bien, qui est même talentueux dans ce qu’il fait ! La réalité c’est que même si ces pensées ne sont pas erronées, elles sont très incomplètes. Je me suis longtemps dit que j’étais juste un peu différent, ou tout simplement un peu fou, qu’il fallait redoubler de travail pour rentrer dans le moule.
Le mot « paradoxe » me caractérise bien, je veux toujours faire au mieux, parfois me lancer dans des situations qui ont de grandes chances de mal se terminer. Mon idéal est une figure créée de toute pièce par notre société, probablement à des années lumière de ma vraie personne et de mes vrais besoins. J’aime les gens. J’estime que nous avons tout à apprendre des uns et des autres, que la richesse n’est pas seulement intérieure et solitaire, qu’il faut partir à la rencontre des individus. En pratique, ce n’est absolument pas ce que je fais et cela me rend triste.
« Oh, ne vous en faites pas pour lui, il préfère être seul. »
Naoki Higashida, 13 ans et autiste, dans son livre « Sais-tu pourquoi je saute ? »
Combien de fois je l’ai entendue, cette phrase ! Est-ce qu’un être humain, quel qu’il soit, a vraiment envie qu’on le laisse seul dans son coin ? Je ne peux pas le croire. Non, ce qui nous perturbe, nous les autistes, c’est tous les problèmes qu’on peut causer aux autres, ou simplement la peur de les agacer. Voilà pourquoi on a tendance à fuir. Et pourquoi on se retrouve souvent seuls dans notre coin.
La vérité c’est qu’on aime beaucoup la compagnie des gens. Mais comme ça dégénère presque toujours, on finit par s’habituer à la solitude sans même la remarquer. Quand j’entends quelqu’un décréter que je préfère rester seul, alors oui, je me sens désespérément seul. Comme si on me traitait en paria.
J’apprends beaucoup de choses, j’essaie chaque semaine de monter en compétences sur diverses notions : programmation, marketing, piano, gestion d’entreprise… Cela me fait tellement de bien. Mais curieusement, en ce qui concerne le fait de se balader dans un endroit bruyant, de croiser des regards, d’avoir très chaud ou très froid, d’éprouver des difficultés à faire la discussion avec un collègue ou une personne que je connais pourtant bien, d’être dérangé par une sensation, une odeur, de faire face à un imprévu… et bien ça c’est toujours l’éternel recommencement, j’ai l’impression de ne jamais apprendre.
Il faut dire que cela dépend de dizaines de facteurs majeurs. Ainsi, se balader alors que la météo est tempérée (rien de tel qu’un 20°C légèrement couvert) avec des habits confortables et aérés, après une bonne nuit de sommeil et une journée passée sans accrocs dans l’organisation ne sera pas vécu de la même manière qu’une promenade dans un climat plus chaud, vêtu d’un t shirt trop petit et de chaussettes trop courtes, après une nuit bruyante et plusieurs événements sociaux mal vécus dans la journée. Cette dernière situation a beaucoup plus de chances de virer à la petite catastrophe que la 1ère. Pourtant, dans les deux cas il s’agissait de partir à la rencontre du monde, de s’ouvrir, de sortir : de vivre
« Tu te prends trop la tête, tu devrais te relaxer un peu et penser à autre chose, ça ira c’est rien »
« Oui, sans doute ». Voilà ma réponse qui, si l’on prend la peine de me regarder, cache une certaine tristesse, voir un désespoir. Je suis une personne rationnelle, je pèse systématiquement le pour et le contre d’une situation, la solution pragmatique est selon moi souvent la meilleure et la plus efficace. S’il suffisait de « penser à autre chose » et de « se relaxer ça ira », cela ferait longtemps que j’aurais pris des dispositions concrètes en appliquant ces précieux conseils. Seulement il ne s’agit pas de ça. Nous ne vivons pas sur la même base de ressentis, chaque individu est unique et ma façon d’aborder la vie n’est logiquement pas la même que celle de mon voisin de palier. Partant de ce principe, je trouve que cette remarque est tout simplement égoïste, maladroite, inappropriée et sans prise de considération de l’autre et de ses émotions.
De l’imprévu à la fin du monde…
Je me souviens d’un jour parmi tant d’autres où les choses se sont pour ainsi dire mal passées. C’était une matinée, il y a à peine 10 jours. J’apprends la veille au soir seulement mon invitation à un déjeuner professionnel qui aurait lieu le lendemain même. Au programme : brasserie chic, directeur marketing France d’une multinationale et quelques enjeux, ce n’était pas le meeting de l’année non plus mais davantage une formalité de 1ère rencontre avec un partenaire dirigeant. Si le problème en était resté au stress de l’imprévu (après tout, je sais gérer un peu près les imprévus, surtout professionnels) cela aurait finit par passer, mais c’est là que commence tout de même l’escalade incontrôlable, le plongeon dans l’angoisse.
Relativiser et se préparer à un rendez-vous imprévu c’est une chose, mais qui aurait pu deviner qu’il me manquerait la tenue pour y assister ? Toutes mes chemises étaient au pressing, rien d’idéal à me mettre. C’est la guerre dans ma tête, il faut que je trouve une solution sans paniquer. Ok c’est bon ! C’est avec pas mal de stress et de répétitions à voix basse que mon plan se dessine : je passerai par le centre commercial non loin de mon bureau et je m’achèterai une chemise…même si le simple fait de rentrer dans une boutique pour essayer un vêtement est une sorte d’épreuve pour moi, surtout dans un contexte pareil. En plus de cela, les grèves battaient leur plein et il était très difficile de se déplacer d’un point à l’autre de la capitale. Je me lève donc presque 2h plus tôt pour anticiper tout cela et prendre mon temps.
J’ai sous-estimé le pouvoir des grèves cette matinée-là, je suis resté 50 minutes sur le quai de ma station de métro, entouré de centaines de personnes avec l’impossibilité de prendre le train qui se présentait à moi : trop de monde, trop de promiscuité… 50 minutes c’est long, je suis assez patient, mais voyant l’heure tournée (j’allais être en retard au travail si ça continuait), je décide de sortir et de trouver une solution alternative. A ce moment-là je suis déjà dans un état assez spécial : mes idées ne sont pas claires, je ne sais plus exactement où aller et que faire, les bruits stridents et les gens physiquement proches de moi sont comme des coups de poignards. Je commence à perdre pied, il faut que je me calme et que je rationalise la situation.
Je marche, 10, 20, 30 minutes… très indécis entre le fait de chercher un moyen de transport pour me rendre au travail ou directement acheter un habit sur place puis prendre un Uber pour me rendre au déjeuner directement depuis mon domicile (en ratant donc la matinée). Le temps passe, les questions sans réponses le restent, et de nouvelles interrogations font surfaces. Si cela continue comme ça, je vais tout louper. Je passe donc devant des boutiques de prêt-à-porter homme, impossible de me décider à entrer dans certaines, je finis par me faire violence et entre dans plusieurs magasins : une multitude de chemises à ma disposition mais impossible d’en choisir une, je reste en moyenne 15 minutes devant le rayon de chaque boutique avant de rebrousser chemin et sortir plus angoissé que jamais du magasin en question.
Je suis en retard, c’est fichu pour travailler ce matin. Je ne sais plus exactement ce que je suis en train de faire, je trouve la situation assez ridicule et je m’en veux de bloquer comme tel. Je décide de rentrer chez moi, épuisé, triste, en colère, pour me reposer. 30 nouvelles minutes passent, je me sens un peu mieux, c’est décidé, je vais aller chercher une chemise dans cette boutique puis prendre un Uber et me rendre au rendez-vous.
Bref, j’ai fini par acheté une chemise que je n’ai pas mise car elle était très logiquement froissée et je n’avais pas de fer à repasser, j’ai finalement acheté un pull. Je suis épuisé, à bout et mon déjeuner est dans moins d’une heure, je rentre une nouvelle fois chez moi pour me changer. Cela faisait plus de 4h que j’étais levé, 3km de marche… pour pas grand chose. Un anxiolytique plus tard, je commande mon Uber et arrive à l’heure à mon rendez-vous, j’ai l’air normal (enfin je pense).
Personne n’imagine.
Personne n’a imaginé ce que j’ai pu vivre ce jour-là, j’aimerais dire que ces situations sont très rares mais même si cela n’arrive pas tous les jours (encore heureux !), je rencontre ces moments difficiles régulièrement et dans de multiples contextes. J’ai assisté au rendez-vous avec le fondateur de mon entreprise et ce fameux directeur, et tout s’est bien passé professionnellement parlant.
Alors comment expliquer à une personne, même un proche, que l’on est descendu plus bas que terre pour une chemise et un métro ? Comment justifier un tel comportement m’ayant poussé à faire les choses de cette manière aussi peu optimale et censée ? Comment faire comprendre à un collègue que je viens de passer 4h à ne pas savoir quoi faire exactement, à paniquer ? Comment aborder tous ces sujets alors que lorsque l’on franchit la porte du bureau, on enfile une série de masques pour jouer un rôle épuisant ? Comment dire aux autres que je suis un peu différent alors que je présente volontairement bien, que je fais un énorme effort sur le social et le « small talk » ? Combien me coûte en santé mentale tout ce jeu ? Il m’est également difficile d’écrire tout ce qu’il s’est passé en détail cette journée-là, ce que j’ai ressenti est multiple et difficile à cerner et expliquer.
J’ai toujours très peur d’être dans la plainte et que les autres pensent que j’exagère. Pour cela, je préfère ne pas en parler, enfin sauf ici.